« Le corbeau a encore frappé »… Qui n’a jamais entendu cette expression populaire pour désigner un auteur anonyme ?
De grandes affaires criminelles à des évènements locaux, moins médiatisés, les missives haineuses ou prétendument porteuses de « révélations » restent assez fréquentes…même au 21ème siècle ! On peut effectivement s’étonner qu’à l’ère du numérique, certains anonymographes se livrent encore à la calomnie par voie manuscrite… Et pourtant.
Des courriers souvent injurieux, obscènes, malveillants ou destinés à semer le trouble, écrits sciemment par un ennemi dans l’ombre. Mais pourquoi parle-t-on de « corbeau » ?
Si la mythologie le tient pour un oiseau de mauvais augure, l’expression est née d’une formule journalistique imprimée dans les colonnes du quotidien « le matin », le 5 décembre 1922, à l’occasion du procès d’Angèle LAVAL.
L’histoire….
L’affaire Angèle LAVAL s’est déroulée de 1917 à 1921, en Corrèze.
Pendant ces 4 ans, la ville de Tulle, a connu une véritable déferlante de lettres anonymes. Des missives vitriolées, calomnieuses et obscènes qui ont mis à mal la tranquillité de cette petite ville et la réputation de ses habitants. Elles exposaient au grand jour des (prétendues) infidélités, des révélations choquantes et colportaient des rumeurs semant le trouble, le discrédit et la suspicion collective.
Les premières lettres sont d’abord adressées à Mademoiselle LAVAL et Monsieur MOURY, son supérieur hiérarchique, tous deux employés à la préfecture. Très vite, elles se répandent au-delà des murs de l’administration. Quelques mois plus tard, les mystérieux courriers, désormais signés sous le pseudonyme « l’Oeil du Tigre », frappent toujours plus fort et jettent l’opprobre sur les personnalités les plus respectables de la ville. Au point qu’à la fin de l’année 1921, on déplore déjà deux décès.
L’affaire prend alors une ampleur nationale et une souscription citoyenne est lancée pour soutenir l’enquête.
Au début de l’année 1922, l’auteure est finalement démasquée par l’un des pionniers de la police scientifique, dépêché sur place : le célèbre Dr Edmond LOCARD.
A l’issue d’une minutieuse investigation graphologique, celui-ci a réussi à établir que toutes les lettres étaient de la même main féminine. Lors d’une dictée collective menée auprès de plusieurs femmes suspectées, Le Dr LOCARD remarque l’extrême lenteur d’Angèle LAVAL alors qu’elle tente maladroitement de travestir son écriture.
Après une série de dictées « jusqu’à lassitude », le doute est enfin levé : Angèle LAVAL est le corbeau de Tulle.
Accusée, elle tente d’abord de mettre fin à ses jours en entrainant sa pauvre mère (qui ne survivra pas). Elle est ensuite placée dans un asile en attendant son procès.
Celui-ci s’ouvre le 4 décembre 1922, dans une ambiance électrique. Les habitants de Tulle souhaitent évidemment que la responsable de leurs souffrances soit lynchée.
Jugée pour « diffamation, injures publiques et privées », Angèle LAVAL fait l’objet d’un déferlement populaire et médiatique.
Dans son édition du 5 décembre, l’envoyé spécial du Journal LE MATIN décrit son arrivée :
« Dans Tulle affolée de curiosité, de colère, de scandale, dans Tulle qui vibre encore de la fièvre des mauvais jours […], aujourd’hui c’est le procès fantôme qui vient. Elle est là, Angèle Laval, elle est là, petite, un peu boulotte, un peu tassée, semblable, sous ses vêtements de deuil, comme elle le dit elle-même, à un pauvre oiseau funèbre qui a reployé ses ailes. »
Le matin, 5 décembre 1922 – Article à la Une
En dépit de preuves accablantes, Angèle LAVAL a nié sa culpabilité tout au long du procès. Le 20 décembre, elle est reconnue coupable mais sa responsabilité est atténuée.
Elle est finalement condamnée à 1 mois de prison avec sursis et 100 francs d’amende. Un verdict confirmé en appel. Traitée en paria, elle vécut recluse chez elle, jusqu’à sa mort en 1967, à l’âge de 81 ans.
Qu’est ce qui à poussé Angèle Laval, modeste employée de préfecture à de tels agissements ?
Econduite par son supérieur hiérarchique a qui elle avait fait des avances, cette femme de 32 ans, vieille fille, a d’abord tenté de venger son égo blessé, puis de salir sa « rivale ». Pour le reste, elle aura sans doute trouvé un moyen d’exorciser sa rancœur et de prendre le pouvoir.
Dix ans plus tard, l’affaire inspira l’écrivain Louis Chavance qui proposa un scénario au réalisateur Henri-Georges Clouzot. De l’expression journalistique la qualifiant de « pauvre oiseau funèbre », naitra le titre de son film « le Corbeau » (1943) qui popularisera le terme.
Il est difficile de ne pas penser que si Angèle LAVAL avait comparu, parée de couleurs chatoyantes, l’on dirait peut-être « le perroquet a encore frappé… » !
Pour en savoir plus :
Pour le centenaire de l’affaire Angèle Laval, une conférence de Francette Vigneron, organisée en partenariat avec les archives municipales de Tulle et le tribunal judiciaire, aura lieu le jeudi 8 décembre 2022, à 14 h 30, au palais de justice.
Francette Vigneron est aussi à l’initiative d’une exposition présentée pour la première fois en 2017 ; elle a rassemblé un corpus de 110 lettres anonymes et les détails de l’enquête qui ont permis de confondre Angèle Laval.
Livres :
« L’œil du Tigre : La vérité sur l’affaire du Corbeau de Tulle » de Francette VIGNERON (2004)
« L’oeil du Tigre » Album de BD de Francette Vigneron (textes) et Antoine Quaresma (illustrations) – 2017 Editions Maïade
« Le Corbeau : Histoire vraie d’une rumeur » de Jean-Yves LE NAOUR (2006, Editions Hachette)
Podcast :
« Le Corbeau de Tulle » – L’heure du crime par Jean-Alphonse Richard 16.07.2022 (RTL)
Film :
« Le corbeau » de Henri-Georges CLOUZOT(1943) – scénario inspiré par l’affaire